Note de l'auteure: ce billet a été écrit en janvier 2019 et publié en juin 2020.
Jodie ne regarde pas le monde, le monde ne la regarde pas. Elle est assise, par terre, dans la gare de Saint-Pancras àLondres. Elle pleure. De ces larmes qui ne coulent plus parce quâelles ont déjà trop coulé.
Lâautre passe, regard du coin de lâÅil, comme tout le monde. Elle pourrait sâarrêter, lui demander. Mais elle est pressée. Peut-être. Elle imagine aider, mais câest trop tard elle a déjàpassé. Et dâici quâelle repasse, portée par la marée humaine permanente en ces lieux, lâofficier de police aura délogé Jodie.
Dans sa chambre dâhôtel, au dernier étage de la gare Saint-Pancras elle y repense. Elle nâa jamais abordé quelquâun comme ça. Ãa lui paraît étrange.
Devant Jodie les passants passent, quelques sous tombent. Si lentement. Passant. Passante. Pas pressés. Quelques requins, la vue et lâodeur du sang. Les âmes en peine ont toutes leurs travers.Â
En haut lâautre mange. à 14 heures elle va au théâtre et se réjouit, mais Jodie ne lui sort pas de la tête. Pourtant elle en a déjàvu, des gens assis par terre. Par hasard, àdessein, de profession, seuls, àplusieurs, avec des animaux. Et pour être honnête, toujours de loin.
Quand elle redescend, Jodie est toujours là, un officier de police passe àcôté dâelle, le regard flottant. La fin de la journée est loin, le dîner aussi. Dira-t-elle oui ?
Lâautre nâa plus dâexcuse. Elle sâapproche. Elle a peur, un peu. Et Jodie ? Une limace immonde sâéloigne, lâautre est prête àlui bondir dessus mais quoi quâil lui ait demandé, lâÅil luisant, Jodie lâa décliné dâun regard vers le bas. Il sâéloigne. Les sanglots secs ont repris.
- Voudriez-vous quelque chose àmanger, àboire ?
Elle sâest approchée mais reste Ã distance.
- Non merci. Jodie montre une bouteille pleine de soda àcôté dâelle.
Lâautre insiste. Elle ignore de quoi on pourrait bien avoir besoin quand on vit dans une gare. à manger ou àboire certainement.
- Vous êtes sûre, vous nâavez pas faim ?
Est-ce quâelle se drogue ? Est-ce quâelle boit ? Quel âge peut-elle bien avoir?
- Non, merci. Je nâai pas de maison.
Est-ce quâelle ment ? Est-ce quâelle dit cela pour quâon lui donne de lâargent ?
- Est-ce que câest pour ça que vous pleurez ?Â
La question fuse et lâautre sâengonce dans sa veste dâhiver bien chaude.
Jodie est patiente. Et àbout.
- Jâai été acceptée dans un abri pour les sans-abri. Jâai appris cela hier.Â
- Mais câest super. Bravo. Est-ce que câest pour cela que vous pleurez ?
La veste dâhiver retient le froid, pas les questions idiotes. Mais comment faire ce pas naturellement, ce tout petit pas qui raccorderait les âmes sur un même plan de la gare Saint-Pancras.Â
- Je dois payer mon assurance dâici ce soir, sinon je ne serai pas acceptée dans lâabri. Je serai ànouveau sans abri jusquâàfin avril. Je suis épuisée.
Les larmes sèches continuent àcouler. Cela paraît impossible.
- Mais combien coûte cette assurance ?
- 29.99 pounds.
Sans bruit, une masse s'abat. Pas sur Jodie cette fois, mais sur l'autre.
- Et vous nâêtes pas sûre de trouver lâargent dâici àce soir ?
Jodie fait un mouvement de tête vers sa coupelle. Elle a récolté environ 3 pounds, il est 13 heures.Â
- Et puis hier soir on mâa frappée pendant que je dormais. Jodie soulève son bonnet et fait apparaître deux blessures sur son front. Son sang a coulé et a fait une croûte.
Frappée dans la nuit ? Des propositions salaces de jour ? Et lââme en peine pour 29.99 pounds ? La veste isole contre le froid. Les lames la transpercent aisément.
Les yeux de Jodie sâécarquillent. Cette autre, peut-être⦠lâautre se s'éloigne brusquement dans un bonne chance. Jodie nâest pas fâchée, de toutes façons elle nây croyait pas.
Lâautre revient sur ses pas et sâaccroupit. Elle lui demande son prénom.
- Jodie. Et vous ? Jodie tend la main vers la sienne, quâelle retire dans un réflexe qui lui fait honte. Elle replace sa main dans la sienne, qui est restée tendue.Â
- Virginie.
Quand Jodie prend les sous, un soupir sâélève ¨câest pour moi¨ ? Ce nâest pas une somme câest une assurance dâêtre au chaud, au sec, en sécurité pendant quelques temps. Ce ne sont pas des pounds, câest tout ce que Jodie semble avoir toujours désiré. Lâautre a honte. Dans son pays câest tout juste le prix dâune pizza. Les larmes lui montent. Jodie prend lâargent et on dirait que je lui ai donné tout lâor du monde.Â
- Prenez bien soin de vous, Jodie.
Jodie se lève et dans un élan offre une étreinte, sertie de toute la chaleur du monde, juste là, au coeur de la gare de Saint-Pancras.