Note de l'auteure: ce billet a été écrit en mai 2019 et publié en mars 2020.
Ces temps je me pose beaucoup de questions sur ce quâest lâancrage. Quâest-ce quâavoir ¨trouvé sa place¨? Se sentir àla maison, chez soi, au bon endroit?
Je pense que mes questionnements sont autant liés àma génération, quâàmon histoire de vie, quâau pays où jâai grandi, quâàmes choix de vie.Â
à l'aube de la quarantaine et dâun énième déménagement, sans réelle famille au-dessus ni famille au-dessous, après avoir vu mes belles longues racines (qui allaient àune époque probablement jusqu'en Australie) sectionnées du jour au lendemain, je tourne en rond sur ces questions (au figuré, et peut-être bien au sens propre). Depuis le sectionnement mon sens dâappartenance flotte et peine àse refaire. Je me sens comme un lézard qui aurait perdu sa queue mais qui, contrairement àce que dicte sa nature et sa génétique, passe les 25 années suivantes sans ce petit bout de rien qui est pourtant la base même dâun sens dâéquilibre et de survie.
Et puis hier je suis allée au cirque Knie, le cirque national suisse. Jâallais au cirque Knie chaque année avec mes grands-parents, du temps où mes racines allaient jusquâen Australie. Et moi j'avais oublié...
Cette odeur de sciure où ont couru les chevaux, transpiré les clowns et les acrobates, rêvé les enfants - petits et grands - dans lâassemblée.
La disposition des sièges en trois quart de cercle, lâorchestre au-dessus de lâentrée des artistes, le maître de cérémonie qui refuse les coulisses aux artistes après un numéro quand ils méritent de baigner encore un peu dans la lumière et les applaudissements.
Les lumières sâéteignent, le spectacle nâa pas encore commencé que des frissons me prennent et les larmes me montent. Parce que juste là, dans une ville où jâhabite mais que je nâai pas faite mienne, juste là, je suis chez moi.
Une clown entre en piste, je nâen ai encore jamais vue.Â
Une femme très musclée lui succède, elle commence un numéro en duo avec un homme encore plus musclé. Ils sont en sous-vêtements dorés et entièrement recouverts de paillettes dâor, qui mettent en valeur leur forme olympique. Le numéro commence avec elle qui se soulève dans lâair - ce ne sont pas des trapèzes comme àlâépoque mais deux long bouts de tissus qui tombent délicatement du sommet du chapiteau. Elle cueille son partenaire àterre et le soulève. Cet homme doit faire bien un tiers de plus que son poids àelle, tout de muscle.Â
Les clowns, qui apparaissent entre chaque numéro, jouent du saxo et rigolent. Ils sont habillés en travailleurs de chantier. Ils semblent avoir laissé, en plus de leurs costumes bariolés, un bout de nostalgie et cette obligation dâêtre tristes au vestiaire.Â
Les temps changent et câest très bien.Â
Les frissons ne me lâchent pas comme je baigne dans ce mélange exquis de nouveauté et de familier.Â
La petite-fille du grand-père Knie, àmoins que cela ne soit sa fille entre sur scène avec six poneys. Elle a dix ans. Ma mère, assise àcôté de moi, tente de me faire lâarbre généalogique de la famille Knie. Parce que Knie sâétend sur sept générations et est avant tout une famille. Une famille dâartistes-entrepreneurs.Â
Comme àchaque fois que je suis allée au cirque, câest mystérieux, ce jeu du qui est qui. Qui est marié, fils, fille, nièce ou neveu de qui. Comme àchaque fois je pige rien et je mâen fous. Ils sont en famille, ils sont beaux, ils travaillent dur pour leur rêve et câest magnifique.
Les chevaux entrent en piste. Des noirs et des blancs, plus de vingt pour un numéro hongrois avec trois dresseurs. Une ronde de chevaux court dans ce périmètre impénétrable et pourtant si hospitalier quâest la piste. Une autre ronde de chevaux - plus petite - tourne àlâintérieur du premier carrousel, dans lâautre sens. Le manège se termine avec une poignée de chevaux qui tourne sur eux-même àlâintérieur de la parade.
Le numéro est exquis. Il crie facilité, légèreté, aise. Une magnifique illusion. L'apogée de leur art.
Les clowns reviennent, le public rit àun numéro de seaux dâeaux jetés dâun clown àlâautre (et parfois sur lui-même). Suit le coup de lâéchelle, àla Laurel et Hardy, où lâun porte une échelle sur lâépaule et se tourne, lâautre se prend lâéchelle sur le museau et tombe. Nous dans le public, 40 ans plus tard, alors quâon a su dès quâon a vu lâéchelle, on rit toujours.
Les garçons de pistes apparaissent pour balayer, un spectacle dans le spectacle. Ils sont une dizaine et brossent avec soin chaque centimètre carré du grand tapis rond de la piste. Pas avec des e-balais, pas avec une app, mais avec de bons vieux balais en paille. Puis ils plient le tapis. Messieurs-Dames, sachez que lâon ne badine pas avec le pliage du tapis du cirque. Câest un art au même titre que ce qui se produit sous le chapiteau, qui se pratique en équipe et avec honneur.
Un autre héritier Knie apparaît avec sa femme et son fils. Des perroquets se déplacent de perche en perche sur commande. Sauf le bleu qui nâa pas envie et reste donc planté sur son perchoir jusquâàce que Monsieur Knie Senior lui tende la main, sur laquelle Môssieur daigne finalement se déplacer.
Ma mère se penche vers moi pour tenter de deviner en chuchotant qui du père, du fils ou du cousin ce Monsieur peut bien être. Avant quâon ne puisse arriver àune conclusion satisfaisante, sept aras bariolés sont lâchés en liberté au-dessus dâun public émerveillé. Les couleurs rouges, bleues, jaunes, virevoltent et pour un instant on ne sait plus qui du public ou des perroquets est le plus en enchanté de ce vol diurne sous chapiteau.
Un charmant jeune homme, celui même qui se tenait debout sur deux chevaux en mouvement tout àl'heure, se couche sur le dos et pédale àvide en lâair. Son frère le rejoint et devient l'accessoire pour un jeu icarien. Alors que l'un pédale et l'autre culbute en lâair, les deux ne cessent de sourire. Ce numéro a gagné un prix international, mais ce nâest pas cela qui le rend captivant. Ce qui l'est c'est ce que ce et chaque numéro raconte depuis maintenant un siècle, sans un mot, des étoiles dans les yeux et de la sueur sur le front: on a rêvé et on lâa fait.
Le spectacle touche àsa fin, les artistes se retrouvent en piste pour un dernier salut. Dans lâassemblée on se lève. Le plus senior des Knie nous remercie au nom de ¨toute la famille Knie¨. Il veut dire la famille au sens large. Il parle de tous ceux qui ont rendu ce spectacle possible. La famille Knie bien sûr, mais également les artistes, acrobates, clowns, jongleurs, dompteurs, garçons de piste, vendeurs de billets, glace, popcorn ou de prospectus, monteurs de chapiteau. Puisque le cirque fête cette année 100 ans, peut-être qu'il songe aussi à tous ceux qui ont contribué àfaire de Knie l'essence même de Knie au fil des ans. Tous ces gens qui forment leur base, leur ancrage.Â
 Merci Knie, joyeux anniversaire.
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