Il y a des gens pour qui les lignes téléphoniques ne fonctionnent que dans un sens. Mamy Gigi ne se contente pas de juste faire partie de ces gens-là, le concept câest elle qui lâa inventé. Câest simple elle nâappelle jamais. Pas vrai, elle appelle aux anniversaires ou pour remercier. Sinon pour le reste, elle se contente de ronchonner que jeâââou nâimporte le/laquel/le dâentre nous, enfants ou petits-enfantsâââne lâa pas appelée depuis x jours, tout en nous expliquant que, bien sûr, ce nâest pas grave elle dit juste ça en passant.
Au début forcément on marchait toutes àfond dans la combine, on culpabilisait, puis avec les années on sâest dit que finalement si Orange et Vodaphone fonctionnent câest pour dans les deux sens et que si Mamy Gigi veut nous entendre plus souvent, elle nâa quâàappeler.
Aujourdâhui je suis àlâétranger. En rallumant mon téléphone àla sortie de lâavion, jâai un appel manqué et un message vocal⦠de Mamy Gigi.
Quand jâai dit quâelle nâappelait jamais jâexagérais àmoitié, disons quâelle appelle une fois sur dix. Par contre, une chose quâelle déteste encore plus que dâappelerâââàpart se faire prendre en photoâââcâest de laisser un message sur les boîtes vocales. ¨Je ne suis jamais sûre que câest la tienne parce que tu ne dis pas ton nom dans le message¨ (ton de semi reproche) ¨et je ne sais jamais si ça marche. Tu sais moi et les boutonsâ¦Â¨ (par ¨boutons¨ il faut comprendre ¨technologie¨, ce qui comprend tout ce quâelle ne maîtrise pas).
Alors là, en voyant appel et message, forcément je panique. Jâappelle ma boîte vocale pour entendre la nouvelle: un tremblement de terre, une bombe atomique, lâélection dâun président des Etats-Unis bête et dangereux, je sais pas moi, une troisième guerre mondiale??!!! Je veux dire ce nâest ni Noël, ni Pâques, ni mon anniversaire et je ne lui ai pas fait envoyer de fleurs ou de chocolats.
Le message fait exactement onze secondes, pendant lesquelles Mamy Gigi me dit quâelle nâa pas trop le moral et que je peux la rappeler, si je veux. Je ne sais pas laquelle des deux affirmations mâinquiète le plus.
A peine passé la douane je la rappelle. Et làrien, elle me parle quelques minutes. Elle est allée chez le coiffeur, est descendue et remontée àpied (A PIED???!!!! je précise quâelle a 90 ans cette année et que moi cette pente je ne la fais ni àla descente ni àla montée sauf en voiture), elle attend de savoir dans quelques jours àquel moment elle va devoir partir de lâappartement dans lequel elle a emménagé il y a 14 mois tout juste.
Après avoir vendu sa maison, celle que son mariâââmon grand-pèreâââavait dessiné et fait construire pour eux et leurs enfants.
Après avoir trié, jeté des affaires, des documents, des souvenirs laissés en plan quand il les a laissées en plan pour des contrées célestes, elle et la maison, il y a une vingtaine dâannées.
Après sâêtre fait labourer le coeur de laisser derrière elle tous ces souvenirs, sa belle maison et cette vie de campagne quâelle aimait tant.
Dâavoir vendu àun couple qui la serinait pour payer moins cher en lui promettant quâils garderaient la maison telle quelle, pour la retourner de fond en combleâââfondations comprisesâââàpeine Mamy Gigi avait tourné les talons.
Dâavoir dit adieu àson jardin, ses rosesâââet ¨ces fichus cerfs qui me mangent les boutons de rosier¨- , ses rhododendrons et toutes les autres fleurs dont elle connaît le nom, la couleur, lâodeur, les préférences et que je ne saurais discerner dâun tournesol.
Elle avait dit bonjour àla ville, àêtre plus proche de ses enfants et petits-enfants, àun appartement avec une jolie vue sur le lac et une toute petite plate bande sur le balcon, juste la place pour quelques fleurs colorées et un peu de basilic, un souvenir. Elle avait mal au coeur mais ça allait.
Jusquâau jour où elle a reçu sa résiliation de bail, parce que la propriétaireâââde lââge de ma grand-mèreâââveut ¨retourner vivre dedans¨. Il semblerait quâils le savaient déjàau moment où ma chère Grand-Mamy a signé le bail.
Et làla mâchoire mâen tombe. On nâest pas àLondres, bordel, vous nâavez pas honte de faire des coups comme ça àdes grands-mamans?!!
Je lutte suffisamment, àmoins de la moitié de son âge, avec le fait de ne pas savoir où je vais atterrir et quand, pour pouvoir sentir la détresse dans laquelle ma Mamy Gigi dâamour se trouve. Et moi je ne sais pas quoi faire, àpart la rappeler et lâécouter me raconter son après-midi.
Lundi elle a son rendez-vous avec la commission de conciliation qui va essayer dâarranger un compromis entre les parties. Comprenez: trouver une date de sortie qui convienne aux deux parties. Comme siâ¦
Oui parce quâen plus de monter et de descendre les pentes raides de la ville, Mamy Gigi elle va personnellement se présenter àla séance, parce que de se dégonfler nâest pas dans ses veines, pas dans ses gènes et pas dans son caractère.
Le coup de grâce est porté quand elle me dit de lui tenir les pouces pour lundi à16h45. Mais Mamy, il nây a pas si longtemps câétait toi qui me tenais les pouces, pour les entretiens dâembauche, pour les jobs, pour les exas, pour mes premiers pas, ma première fois sur un vélo, ma première fois sans les petites roues, â¦ Toi ta vie était résolue, pas besoin de te tenir les pouces, juste de tâappeler de temps en temps, non?
Il nây a pas si longtemps câest toi qui nous rassurait, qui était le roc, qui allait toujours bien. Une constante, un refuge: même maison, mêmes meubles, mêmes routines, mêmes bonnes odeurs soigneusement disposées selon la saison. Une force que même la vie ne pouvait ébranler.
Les temps changent paraît-il, et cette réalité nâa de cesse de mordre, de brûler et de lacérer ma chair et mon coeur depuis quelques années.
Je ne sais pas si notre petit téléphone tâa fait du bien, sâil tâa mis du baume au coeur comme toutes les fois où toi ou tes petits plats mâont mis du baume au coeur. Tout ce que je sais câest que je suis làaussi, même si je ne cuisine pas aussi bien et que je nâai pas (encore) de chambre dâami àtâoffrir.
Du coup jâai parlé àVodaphone et àOrange. Je les ai remerciés pour la mise en fonction, tardive, de ta ligne de téléphone vers la mienne; mais je leur ai dit que ce nâétait plus la peine en fait. Parce les temps changent, que les époques sâinversent, soit, mais réflexion faite, je me charge de la faire chauffer en sens unique, la ligne, ça il nây a pas de raison que ça change.Â
Image: free stock, not sure from where though