Depuis toujours chez nous on compte les framboises, et le reste. Tout doit être pesé balisé égal, sinon gare. Si bien que de lâoeuf ou de la poule je ne sais pas tropâ¦
Petit tu lui boxais le ventre.
Une fois née, tu me faisais des câlins à me dévisser la tête. ¨Câest mignon¨ disaient certains. Parce que mignon tu lâétais.
Un jour tu mâas suggéré de renverser le conteneur de poudre à lessive au milieu de lâentrée pour ¨faire plaisir aux parents¨.
Tant de souvenirs. Et pourtant je ne me rappelle pas des derniers voeux dâanniversaire que tu mâas faits, ou de voeux tout courts en fait.
Parfois je me dis que ça aurait pu être si différent. Cela aurait pu être tellement mieux, ou moins pire pour ces deux petits cÅurs perdus dans la tempête. Et puis probablement pas, puisquâil en a été autrement.
Je tâai blessé, sûrement. Ma meilleure défense contre tout a toujours été lâéloignement, et mâéloigner alors jâai dû. Et toi, écorché, à vif, tu aurais sûrement voulu autre chose. Je ne sais pas.
Comme notre mère nous a donné le souffle, tu as maintes fois coupé le mien. Comme elle nous a donné le souffle, un beau matin elle semble nous lâavoir repris. Tu as souffert. à en crever, ou tout juste pas. Et tu mâas accusée, récusée avec tant de force, tant de haine, tant de mots qui chacun mâest revenu comme une lame tranchante. Une lame qui sâest glissée dans les recoins les plus intimes de mon être, de mon coeur, de mon quotidien. Soigneusement, méthodiquement et cruellement tu as dévissé chacun des écrous branlants qui me tenait.
Me sont restées mes ailes que tu nâas pu couper: à cette époque jâétais à terre, plus bas que terre, terrassée par des tonnes de chagrins. Je ne comprenais pas ton acharnement. Jâai cherché, questionné mais chacune de mes questions mâest revenue en écho du néant.
Des années plus tard, dâune pensée tu as refait ma vie à ta convenance: toi seul tâes retrouvé à la dérive et sans maison; toi seul as supplié des jours durant, des nuits durant pour que cela sâarrête; toi seul as attendu que quelquâun intervienne et crie ¨Coupez¨. Toi seul as espéré que quelquâun vienne te secourir. Mais personne nâest venu ni pour toi ni pour moi et toi tu mâas renié ma peine.
Jâai pensé : si je fais faux jâapprendrai à faire juste. Si je le heurte jâapprendrai à lâadoucir, à mâadoucir.
Les mots tu les as tous usés sur mon dos, sur mon coeur, sur mon âme, sur mon cuir. Toujours ou presque en lobe. Les années, les décennies ont passé et jâai appris à les laisser sécher au vol, tes mots. Les autres ont cessé de me les rapporter. Tu as depuis aiguisé tes silences et ces derniers à eux seuls suffisent à mâeffondrer, à mâanéantir.
Jâai continué à chercher: ¨Fais mieux Virginie, fais autrement, cherche encore. Un jour tu trouveras. Un jour tu lui plairas. Un jour peut-être il tâaimera.¨
Mais non tu ne mâaimes pas. Et je nâai pas su lire dans tes yeux jusquâà aujourdâhui.
De fait jamais tu ne mâas demandé de faire autrement. Jamais tu ne mâas demandé de faire mieux. Je ne serai jamais assez parfaite ni jamais assez imparfaite à ton goût. La seule chose que tu me demandes, et ce depuis toujours, câest de nâêtre pas, tout simplement. Ta constance en ce point est tout à ton honneur.
Mais sauf à prendre ma vie je ne peux te combler, et par chance jâai droit à cette dernière quoi que tu en penses. Parce que je suis née, parce que je suis ici, parce que malgré tout je respire.
Dâun frère jâaurais rêvé autre chose et dieu sait que jâen ai rêvé. Et toi dâune soeur, cela va de soi.
Deux enfants sur une plage qui font des pâtés; deux enfants qui se cachent dans un morbier et le détruisent parce quâils se croient dans le remake du Loup et les sept chevreaux; des heures de Street Fighter à la Placette et de Zelda en 2D à la maison; des écoutes de disques et de chansons en boucle â toi qui voyais la profondeur, la subtilité, les nuances dans tous les textes, moi à qui tout cela échappait immanquablement; ta fierté qui pointait, rarement; des randonnées à pied ou à vélo; les champs de bosses que tu attaquais de front et que jâévitais soigneusement; ton bonnet dâhiver lutin à pompon bariolé qui volait dans les airs à chacun de tes sauts à ski; un rituel de comparaison des cahiers de notes à chaque fin de semestre; la fois où toi et maman avez posé une trotinette â cadeau de mes rêves â au milieu de la nuit dans ma chambre; des leçons de piscine, une chanson composée à deux dans la foulée dâun entraînement particulièrement pénible; des parties de Hâte-toi lentement endiablées chez nos grands-parents adorés, Grand-maman qui intimait à Grand-papa de perdre au travers de coups de pieds sous la table, Grand-papa qui criait que lâon nâavait quâà apprendre à perdre; les Trois pauvres rats au Tessin sous des seilles ; la piscine chez les Deller; les yoyo drinks immuablement framboise pour moi et choco pour toi; les photos sous lâobjectif de papa qui voulait toujours quâon sâembrasse, et toi qui détestais ça; ton ours en peluche à qui tu avais fait un slip, parce quâil ne pouvait quand-même pas se ballader nu; nos schtroumpfs; tes légos château fort; mes duplos; un tipi dans le jardin à Savigny; une solidarité dans la tempête qui nous aurait aidés, qui peut-être nous aurait sauvés. Et tant dâamour, de cadeaux et dâattentions qui pleuvaient comme un nuage vissé juste au-dessus de nos têtes à chacun. Ces images ne sont pas que des rêves, alors je vais les garder tout contre mon coeur encore un peu.
Moi je ne veux plus compter les framboises, et du sang frais sur mon sang coagulé ne fait pas bon ménage. Alors ce soir je vais tâexaucer. Juste pour toi je disparais. Je disparais de ta vie pour mieux entrer dans la mienne.
Prends soin de toi.
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Crédit dâimage: eberhard grossgasteiger on Unsplash